Pratiquant de façon très personnelle différents médiums : mapping-vidéo, performance, installation, sculpture, peinture… Milosh Luczynski poursuit – dans cette exposition au titre évocateur emprunté à l’anthropologue Jérémy Narby : “Je vois l’arrogance sans fond de mes a priori, je ne suis qu’un être humain” – son exploration du Vivant.
De l’interconnectivité aux algorithmes évolutionnaires jusqu’à l’impact des activités humaines sur son environnement Milosh Luczynski nous invite ici à dézoomer et à porter un regard humble sur la diversité du Monde. Ses films stroboscopique scandent dans un flux ininterrompu, presque liquide, des captations de paysages urbains et ruraux, de forêts, de déserts, de rivières… Il co-réalise des peintures avec l’aide d’un robot. Il convoque des textes-amis et assemble, en installation brutaliste, des échantillons de nature.
________ BETTIE NIN curatrice de exposition
Centre D’Art Contemporain La Traverse, Alfortville , exposition monographique “Je vois l’arrogance sans fond de mes a priori, je ne suis qu’un être humain”, 24.04 – 26.06.2024
PHOTO CREDIT _ MARC DOMAGE
PHOTO CREDIT _ IHEB FEHRI
Cet entretien entre l’artiste et la curatrice a été réalisé en février 2024
Bettie Nin – J’aimerais commencer cet entretien par une question essentielle : celle de ta posture artistique. Tu es expatrié, voyageur, contemplatif, capteur et cueilleur du réel. Tu es constamment en mouvement. Dirais-tu que cela nourrit ta POSTURE ARTISTIQUE ? Est-ce aussi une posture POLITIQUE ?
Milosh Luczynski – Lorsque j’étais enfant et que je vivais avec ma famille dans mon pays d’origine, je me sentais déjà expatrié. Je me suis toujours senti expatrié et j’ai toujours été attiré par les modes de vie nomades. Depuis… je voyage, c’est ma grande passion. Et cela a, effectivement, des conséquences sur mon travail : Je travaille pour voyager et je voyage pour travailler. Mon travail se nourrit de mes voyages et vice versa. Voyager me permet de me sentir libre, de me connecter à cet état de liberté qui m’est indispensable. J’ai justement choisi d’être artiste pour être libre et, en ce sens, c’est une posture politique radicale.
BN – Quand tu évoques tes expériences de voyage et les différents environnements que tu as traversés, tu parles d’INTERCONNEXION. Celles entre différentes formes de vivants (faune, flore, minéraux), d’espaces sauvages et de milieux artificiels urbains. Tu t’es d’ailleurs intéressé au concept de “maillage” ou “mesh” du philosophe britannique Timothy Morton*. Peux-tu nous en parler ?
ML – Cette notion d’interconnexion vient justement de cette expérience d’être constamment en mouvement. La brèche artificielle entre Nature et Culture ou entre civilisation et monde naturel n’existe que pour les citoyens du monde dit “civilisé” pour qui aller vers la “nature” est toute une expédition. Pour moi ça n’a jamais été le cas. J’ai toujours autant adoré passer du temps au milieu de forêts aux arbres centenaires gigantesques qu’entouré de gratte-ciels grands comme des montagnes. Mes ressentis y sont assez semblables. La première fois que j’ai visité Shanghai et ses gratte-ciels entrant dans la mousson dense et polluée, j’ai ressenti quelques chose de comparable à une excursion dans la Vallée blanche de Chamonix, cerné par l’aiguille du Midi et de splendides montagnes colorées par le coucher du soleil. Une mélancolie contemplative m’a envahi avec la même intensité dans ces deux lieux. Si je débranche l’intellect, je ne les ressens pas différemment. Nos villes sont pour nous comme des termitières pour les termites. Je pense que ce qu’on appelle la “Culture” est de la nature tout simplement.
BN – Dans cette dite “Nature”, tu prélèves des ÉCHANTILLONS, des bouts de réel en matières ou en images. Comment agences-tu ces détails du monde ? Comment fonctionne ton regard à la fois zoomé et en même temps désireux de montrer la globalité du système ?
ML – J’ai commencé à sampler** la réalité dans les années 90 quand je créais des bandes vidéo intitulées Speed Line où j’enchainais, avec une grande rapidité d’une demi à deux secondes, des séquences détachées de leur linéarité temporelle réelle. Ensuite j’ai commencé à être plus technique. Dans le projet Pattern, par exemple, j’ai construit des constellations aléatoires de triangles découpés. Je ne préparais pas les tournages. Je prenais simplement des images aussi bien dans la rue que dans les forêts. Cela pouvait être des images zoomées comme une feuille d’arbre flottant à la surface d’une flaque d’eau ou l’image d’un bus à New York. Je plaçais ensuite ces images spontanément côte à côte pour construire ces constellations qui évoquent très clairement un maillage. Des années plus tard, j’ai trouvé le mot “mesh” dans les ouvrages de Timothy Morton. En modélisation 3D, la mesh est aussi une méthode de création de surfaces. Dans cette exposition, une installation s’appelle justementÉchantillons. Elle est née à la suite d’un voyage en Australie où j’ai visité 51 parcs naturels. Chacun était isolé des villes, de l’agriculture et des milieux industriels, pour défendre une soi-disant idée de “protection de la Nature”. À mon tour, j’ai isolé certains échantillons d’arbres et de feuilles en les enfermant, de façon quasi-hermétique, dans des capsules de verre et de béton armé. J’ai observé l’évolution de ces éléments naturels qui se sont dégradés, ont pourri, et dont les textures et les formes ont changé. Cette installation ouvre une réflexion sur la question de la conservation, sur la justesse ou non de séparer les choses pour les protéger et du désir de conserver un état considéré comme “souhaitable”.
BN – “Souhaitable” car proche de ce qu’on imagine être “sauvage”… Que veut dire pour toi “sauvage” ?
ML – “Sauvage” définit pour moi les endroits du monde où la modernité occidentale a détruit l’ordre existant sans rien donner en retour si ce n’est l’anxiété, la consommation, le béton, le chaos moderne et la lutte pour la survie. J’aime visiter des endroits “sauvages” comme les zones industrielles des régions de Guangzhou et Shenzhen, là où sont fabriqués les trois quart des produits industriels du monde. Il y a des quartiers que mes amis chinois appellent “Shit Hole”***, pleins de gratte-ciels très hauts, construits avec peu de moyens sur des parcelles extrêmement petites avec une distance de parfois seulement un mètre entre deux gratte-ciels. Les ruelles sont si étroites qu’on voit juste une petite ligne très éloignée de ciel.
BN – Du sauvage construit par l’humain donc. Je cite ici Descola pour qui ”la nature n’existe pas”, il nous invite à ne pas nous dissocier du reste du Vivant car cette position est anthropocentrée, subjective et illusoire. La notion d’ANTHROPOCÈNE*** est d’ailleurs un des fils qui trame ton exposition. Comment cette conscience d’une modification profonde du Vivant par les humains impacte-t-elle ton travail ?
ML – Mon travail artistique est le reflet direct de ce que je ressens et de ce que je vis. Et on ne peut pas aujourd’hui être dans le déni de l’Anthropocène, c’est-à-dire de cette situation dans laquelle nous nous trouvons parce que nous avons, entre autres, fait exploser des bombes atomiques sur notre planète. Le plutonium restera dans ses strates pour l’éternité, en tout cas bien plus longtemps que “l’intégrale Histoire de l’humanité” comme le dit Morton. Nous fabriquons tous les jours ce qu’il appelle des “hyperobjects”, des objets qui seront à peine dégradés même dans plusieurs générations humaines, des objets qui modifient le climat et la plupart des surfaces de la planète. L’idée que l’Humain serait différent des autres formes du Vivant, voire supérieure est pour moi complètement aberrante. Seul 0.1 % de notre génome est spécifique à la race homo sapiens, le reste est partagé avec les autres formes de vivants. Comment pouvons-nous traiter ces autres vivants qui partagent pratiquement l’intégralité de notre chair de cette manière-là ? Pour quelle raison nous considérons-nous central ? Ce n’est pas tant notre planète que nous allons détruire mais plutôt nous-mêmes.
BN – Ton travail infuse justement cette idée de cycle de la vie, de MÉTAMORPHOSE permanente.
ML – Effectivement, un grand nombre de mes œuvres parlent de ça ou fonctionnent comme ça. J’ai beaucoup travaillé l’idée de boucles en tant que forme. Une boucle qui se métamorphose légèrement comme les cycles de la vie qui intègrent de nouveaux éléments de l’évolution pour se rouvrir chaque fois différemment. L’installation Motus interno, par exemple (en latin, mouvement infini) parle de la vie après l’effondrement de la civilisation humaine. Sur la façade d’un bâtiment on peut voir le cycle des quatre saisons, le renouvellement constant de la vie qui tourne en boucle alors que nous, nous ne sommes plus là. Le bâtiment devient le vestige d’une civilisation disparue, après la fin d’Homo sapiens. Je travaille sur cette idée de renouvellement du temps pour mieux comprendre le Vivant.
BN – Tu t’es aussi intéressé aux conceptions non-occidentales de la vie.
ML – Notre conception occidentale est tellement visible, qu’elle envahit pratiquement toute la planète.. Nous avons pu dominer d’autres civilisations grâce à des machines performantes comme des machines volantes et des armes redoutables. Nous avons écrasé d’autres modes d’existence en prônant que nous étions plus avancés qu’eux. Mais beaucoup d’autres systèmes culturels extrêmement élaborés vivent, quant à eux, en harmonie avec le reste du Vivant. Nous prenons conscience petit à petit que nous ne pouvons plus continuer comme ça mais le problème est que cette prise de conscience arrive malheureusement trop tard. Cet ère de l’anthropocène va provoquer la sixième extinction de masse et elle sera peut-être aussi celle d’homo sapiens. Dans les principes de l’évolution, les spécimens non adaptés sont tout simplement voués à disparaître.
BN – Une de tes sculptures évoque une vision chinoise du monde. Elle est symbolisée par un nuage qu’ils appellent XIANG YUN. Peux-tu nous en parler ?
ML – Ces nuages représentent ma fascination pour les pays d’Asie que je visite depuis 2002. Xiang yun est un nuage d’abondance. Dans la symbolique chinoise et les légendes philosophiques d’Asie, c’est un nuage traversé par un éclair qui donne ensuite naissance à l’Univers et à la Terre. Ce nuage apporte la pluie puis le riz dans les plantations. Il représente le bonheur et la source de vie.
BN – J’aimerais aussi que nous parlions de certaines de tes PERFORMANCES qui sont comme des RITUELS. D’où vient cet intérêt ?
ML – J’ai commencé très tôt à faire des performances, dès la première année des Beaux Arts. J’étais alors le plus jeune membre de l’association “Forteresse de l’art” de Cracovie qui organisait chaque année un important festival de performances. C’est une forme artistique qui évoque pour moi la liberté et surtout la pluridisciplinarité. Très rapidement, j’y ai intégré des éléments de vidéos que je mixais en temps réel. Pendant longtemps, je mixais aussi dans des situations de fêtes ou de soirées techno-électro. Pour moi, les performances sont des actions proches des rituels chamaniques. Je viens d’une tradition athée et le monde des religions m’a toujours fasciné et effrayé en même temps. À ma manière, j’ai inventé des rituels auxquels d’autres peuvent participer.
BN – Dirais-tu que les TRANSES t’intéressent aussi ?
ML – Oui. Je suis déjà entré dans des états émotionnels jusqu’à la transe en mixant des vidéos pendant 24h sans interruptions dans certaines soirées comme à l’Electric Kingdom auColumbiahalle de Berlin. Toutes les grosses soirées sont des formes de transe. Des milliers de personnes y galopent aux mêmes rythmes. La musique électronique répétitive comme la house et les techno sont les premières de la tradition occidentale qui visaient la transe. Elles sont souvent une transposition de certaines transes africaines.
BN – Pour terminer cet entretien j’aimerais te partager une citation du philosophe Gaston Bachelard qui entre en résonance je trouve avec la poésie de certaines de tes œuvres numériques. Il nous dit : “ Dans la RÊVERIE cosmique rien n’est inerte. Tout vit d’une vie secrète, donc tout parle sincèrement. Le poète écoute et répète. La voix du poète est une voix du monde.”.
ML – Ça me parle. Dans ces états de création, je me sens effectivement comme un conducteur de quelque chose qui me traverse et que j’exécute. Comme si clairement ça ne venait pas de moi. Dans ce sens là, en effet rien n’est inerte. J’essaye de sentir le flot, le stream, la rivière d’énergies et d’informations qui est constamment en train de me traverser comme une feuille flottant à la surface d’une rivière prise dans un tourbillon après qu’une pierre ait été jetée dans l’eau.
Samedi 11 mai à 15h, rencontre avec JEREMY NARBY
– le grand privilège de recevoir l’anthropologue et auteur canadien Jeremy Narby pour une discussion sur la thématique du Vivant.